Fiche du chapitre 5 du livre "La connaissance philosophique" d'Hubert Grenier (grand professeur de philosophie), chapitre portant sur le concept philosophique de "l'erreur", en se demandant si c'est une contre-vérité catastrophique ou une simple étourderie passagère.
Hubert Grenier, La connaissance philosophique
Chapitre 5 : L’erreur
Valéry : « Penser est une exception à une règle générale, ne pas penser. »
Au départ des Méditations métaphysiques, il y a le refus de ne plus faire aucune erreur. C’est une réaction de
dépit devant l’erreur. Si l’erreur est si grave, si je dois être honteux de l’avoir commise, ce n’est pas tellement
parce qu’elle me prive de la vérité, c’est parce que j’y suis berné, pis ! je m’y abuse, j’y suis intolérablement ma
propre dupe. L’erreur est un affront.
Avec Descartes et les cartésiens, l’erreur fait davantage problème que la vérité. La philosophie a pour rôle moins
d’interroger la possibilité d’une vérité dont Dieu est l’éclatante garantie que d’épargner à un entendement
nativement façonné à elle les défaillances par quoi il s’en écarte.
I. L’erreur comme scandale
La langue grecque désigne par le même mot, pseudos, l’erreur et le mensonge : mes erreurs, j’en porte peu ou
prou la responsabilité ; mes erreurs, ce ne sont que mes fautes. Je n’avais qu’à être plus attentif, moins crédule, à
me tenir sur mes gardes.
La possibilité de l’erreur paraît compromettre la réalité de la vérité, la faire déchoir de son absoluité. On pourrait
dire : le faux suppose le vrai, et en un sens il le confirme ; mais le vrai n’a pas à être : il est, il est ce qui est. On fait
le bien, on ne fait pas le vrai. Ce n’est pas moi qui fais que 8 + 8 = 16, mais c’est moi, si je me trompe, qui fais que
d’une certaine manière 8 + 8 = 15. Je ne suis pas le Dieu du vrai, je suis le démiurge du faux.
Qui commet une erreur met tout sens dessus dessous, saccage tout dans la demeure de l’être. Pourtant il se
trompe, i.e. il ne sait pas qu’il se trompe : il prend à son insu le faux pour le vrai. C’est cela la catastrophe. L’erreur
ne dissimule la vérité qu’à la condition de lui ressembler : le faux, c’est le vraisemblable. Le vraisemblable
conserve, présente tout du vrai sauf sa vérité. La vraisemblance est la tragédie de la vérité : rien n’est plus proche
du vrai, rien n’en est aussi plus éloigné. Nous découvrons avec la vraisemblance que la vérité est une signification
toujours menacée d’être trahie par ses signes : entre 8 + 8 = 16 et 8 + 8 = 15, un seul signe change, et tout change.
Mais si le vrai est ce qui est, qu’en est-il de l’être pour qu’il soit toujours susceptible d’être aliéné dans son
paraître ? Quel est le statut pitoyable de cet être sur lequel on peut si aisément se méprendre, qui n’a pas assez
de puissance, de rayonnement pour se manifester sans équivoque et éclater au regard ? L’être glisse, recule face
à l’apparence. L’erreur est bien plus qu’une péripétie mentale : c’est un désastre ontologique.
Se tromper, c’est opérer l’impensable : la contradictoire liaison de l’être et du non-être. Ce qui n’est pas, le
discours ne saurait lui attribuer de l’être ; c’est pourtant ce que fait l’erreur. Mais derrière cette conception
parménidienne se cache les sophistes : puisque nul ne peut se tromper, qui prendra jamais en flagrant délit
d’imposture le discours mensonger ? De Parménide la sophistique reçoit son absolue impunité. Parménide n’a
résolu la crise de l’être que pour ouvrir celle du langage.
Platon entendra préserver l’être des ravages que selon Parménide lui infligerait l’erreur : c’est précisément parce
qu’il n’est de discours vrai qu’ordonné à l’être, conformé à des principes régissant les relations, la communauté
des idées, qu’il peut y avoir un discours faux, que tout ce que nous disons n’est pas vrai du fait que nous le disons.
Dans le Théétète, les interlocuteurs de Socrate sont des mathématiciens éminents (pas des sophistes au mépris
caractérisé pour la vérité), habiles aux raisonnements, aux constructions, aux opérations complexes, prémunis
contre les défaillances d’où naissent les erreurs. Mais ils n’ont pas compris l’importance cruciale de l’élucidation,
proprement philosophique, de l’erreur. Comment un savoir pourtant serait-il en droit de se prévaloir de ses
exploits s’il est incapable de rendre raison de l’expérience la plus banale, la plus commune, celle de l’erreur ? S’il
ignore en quoi elle consiste et même si elle existe, si elle est quelque chose ? Quand on ne sait pas ce qu’est le
faux, peut-on légitimement prétendre connaître ce qu’est le vrai ? Voilà le défaut commun à toutes les définitions
de la science proposées par Théétète : elles rendent tout à fait mystérieux le fait de l’erreur. Elles continuent donc
à faire le jeu de la sophistique.
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