La relation qui unit la justice et le droit est ambiguë : en effet, la justice est à la fois ce qui donne
force aux lois (l’institution qui en garantit le respect et dont le Tribunal est la forme la plus expressive)
et ce qui donne sens au Droit (la justice est un idéal et une norme dont les lois sont censées
s’inspirer). Or, entre ces deux attributs il y a conflit : si, en effet, la justice est un idéal qui transcende
les lois, il est possible alors de mettre en question la valeur d’une loi au nom du juste et de l’injuste,
d’en interroger la légitimité, voire de la critiquer ou de la dénoncer comme contraire à cet idéal.
Dans ce cas, loin de donner force aux lois, la justice peut apparaître comme l’idéal critique qui
permet de les juger.
Ainsi, il semble que l’on ne peut rabattre purement et simplement la justice sur le droit et
inversement. Quel sens aurait en effet le juste si on le confond avec le légal ? Y aurait-il lieu encore
de parler de lois justes ou injustes ? Si une loi est juste par le simple fait d’être proclamée telle, la
question de la légitimité de la loi, qu’ouvre tout question de justice, disparaît. Partant, la justice n’est
plus rien d’autre que la somme des conventions (les « règles du jeu ») que se donne une société afin
de rendre possible les relations qui la constituent. Il y aurait alors autant d’idées et de règles
possibles de justices qu’il y a de systèmes légaux.
Mais quel sens garde encore l’idée de justice si le juste est affaire de frontières, si ce qui est juste ici
est injuste ailleurs et cela uniquement par un décret arbitraire ? Tel est bien ce que souligne Pascal
dans un passage fameux de ses Pensées, lui qui note ironiquement à quel point la justice est vide de
sens si elle varie selon les systèmes légaux et les coutumes nationales « Plaisante justice qu’une
rivière borne ! Vérité au-deçà des Pyrénées, erreur au-delà ». Partant, la justice ne conserve un sens
que si elle est cette norme idéale qui est au-dessus de tous les systèmes juridiques et permet de
juger de leur légitimité. En ce sens, on ne saurait dire sans contradiction « A chacun sa justice », de
la même façon qu’on ne peut soutenir « A chacun sa vérité » : parler de justice, c’est supposer une
mesure universelle possible de la valeur des lois particulières. Sans cette norme idéale, le Droit perd
tout son sens, la possibilité d’être reconnu par tous comme l’expression d’un arbitrage rationnel
entre les intérêts conflictuels.
Que le Droit se fonde sur une justice universelle possible, telle est bien ce qu’engage la distinction
entre ce que l’on nomme le droit positif et le droit naturel. Le droit positif renvoie aux systèmes
juridiques particuliers propres à chaque société (il y a un droit français, anglais, chinois, etc., chacun
de ces systèmes juridiques ayant sa cohérence propre et ordonnant selon des règles particulières les
relations entre les hommes). Le droit naturel, lui, est censé rassembler les principes fondamentaux
et universels qui donnent à la loi sa légitimité, par-delà les différences qui séparent les sociétés et
les époques. Le droit naturel est cette raison universelle, cet idéal de justice, dans laquelle tous les
systèmes juridiques puisent et peuvent mesurer leur légitimité. C’est une telle raison universelle qui,
selon Montesquieu est « l’esprit des lois », selon le titre qu’il donne à son œuvre majeure, « esprit »
, sans lequel « la lettre » des lois serait aussi morte, incompréhensible qu’inacceptable pour les
hommes « La loi, en général, est la raison humaine, en tant qu’elle gouverne tous les peuples de la
terre, et les lois politiques et civiles de chaque nation ne doivent être que les cas particuliers où
s’applique cette raison humaine ». Outre que cette justice universelle, dont le droit naturel est
l’expression, est ainsi le fondement ultime de toutes les lois particulières, elle est aussi l’idéal
critique qui contraint les lois et le législateur à toujours justifier, à toujours faire retour sur le sens
de la loi et sur sa légitimité. La justice est cette idée par laquelle le Droit se soupçonne lui-même, est
dans l’inquiétude de son propre sens, se met en question et cherche à donner raison aux lois, à faire
de la loi l’enjeu d’un dialogue rationnel entre ceux qui se la donnent et non un coup de force
autoritaire, qui réduirait la loi à une pure contrainte.
Partant, c’est un cercle logique et rationnel qui unit le juste, le légal et le légitime : la légalité n’est
légitime, c’est-à-dire qu’elle ne peut être reconnue en raison par ceux qui y obéissent, qu’en tant
qu’elle est juste ; la justice est autre chose qu’un vain mot, qu’une vertu chrétienne, si elle est cet
idéal critique qui fonde les lois et permet de mesurer leur légitimité. L’ambiguïté que nous évoquions
au début peut, dès lors, se résoudre de la façon suivante : c’est peut-être en ouvrant sur leur critique
possible que la justice donne leur force véritable aux lois. La véritable force des lois tient au fait
qu’elles sont reconnues justes par ceux qui y obéissent ; la véritable force des lois, c’est la raison
dont elles sont l’expression et qui, seules, donne sens au respect qui leur est dû.
Demandons-nous désormais ce qui donne sens à cette norme de justice : quelles sont la condition
et le principe de la justice ? Que veut-on lorsqu’on veut la justice ? Quel est le sens de cette exigence ?
I. La justice : l’affirmation du Droit contre le fait de la force et de la violence
La Justice est protestation, protestation contre le fait, le fait de la force, le fait des inégalités, de la
violence, du pouvoir établi, du pouvoir satisfait. Vouloir la justice, c’est refuser que le fait de la force
puisse l’emporter sur ce que le Droit, sur ce que la raison exige. Justice : il appartient à ce qui doit
être d’ordonner ce qui est.
En ce sens, pour le juste, on ne fera « jamais de nécessité vertu », on ne se courbera jamais devant
la pseudo force des faits dont se prévalent les inégalités, les puissances arbitraires et le « réalisme »
dont elles se targuent. En ce sens, l’esprit de la justice est au plus loin de cet esprit de l’économie
(si en vogue aujourd’hui) qui cherche à faire passer la domination pour une loi aussi régulière que
celle de la course des astres. Pour le juste, ce qui est, jamais ne fera loi. Ainsi, « que la justice
triomphe, le monde dusse-t-il périr » : ce fameux adage ne fait pas tant de la justice un idéal
destructeur –comme on a pu le dire parfois – il signifie plutôt que cet idéal, jamais, ne se plie à « ce
qui se fait », ne renonce à sa propre exigence parce que le monde la tournerait en dérision, parce
que le monde s’y refuserait ; cet adage classique signifie que ce n’est pas justice qui s’effacera devant
un monde injuste ; c’est le monde injuste qui devra disparaître car est inépuisable le désir humain
de justice.
Quel est, dès lors, le principe qui anime l’exigence de justice ?
On peut le formuler comme suit : jamais force ne fera Droit. C’est ce principe qui, selon Rousseau,
donne seul au Droit un contenu et fait de lui autre chose qu’un concept creux. Le Droit récuse la
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