La critique de la société démocratique :
Jacques Rancière et le discours de la
subjectivation
Maxime H. Couture*
Résumé
Le présent article interroge la dimension critique de la démocratie telle que l’a
analysée Jacques Rancière. Nous nous penchons particulièrement sur les
composantes du discours ouvrant l’espace de la subjectivité politique au sein de ce
que Rancière nomme le « mode du dire » d’une communauté politique. L’article
examine alors la tension entre cette manifestation du discours et la socialisation
produite par l’institutionnalisation de la démocratie. Nous argumentons que
l’exposé de Rancière au sujet du logos politique, bien que fécond, ne prend pas
suffisamment en compte les exigences d’un troisième « mode » constitutif de la
société et déterminant pour l’action politique, celui du « faire ».
La démocratie moderne peut être analysée sous l’angle d’une double
nature. D’une part, elle est un régime institutionnel fondé sur l’État de
droit, qui garantit des droits et libertés à tous ses citoyens. D’autre part,
la démocratie est semblable à un mouvement continu d’égalisation et
d’autonomisation des individus qui composent la société. En ce dernier
sens, la démocratie n’est jamais un donné fini. Ainsi, au-delà des
institutions modernes du gouvernement représentatif, les idéaux
démocratiques toujours réaffirmés sont portés par une force politique
que nous appellerons ici « société démocratique ». On confère souvent à
celle-ci une fonction éminemment critique face à la démocratie comme
______________
*L’auteur vient de compléter une maîtrise en science politique (Université de
Montréal).
Ithaque 21 – Automne 2017, p. 95‐114
Handle: 1866/19608
, Maxime H. Couture
régime, qu’elle veut sans cesse renouveler dans l’esprit de ce
mouvement d’émancipation : « Concevoir la démocratie avant tout
comme ‘critique’, c’est alors récuser fondamentalement la
‘naturalisation’ du régime institutionnel actuel, qui consisterait à en faire
un lieu indépassable1 ».
Cette nature critique de la démocratie a été traitée d’une façon
extensive et originale dans l’œuvre du philosophe français Jacques
Rancière. Ce dernier comprend en effet la démocratie comme un
« mode de subjectivation de la politique » qui vient remettre en question
les modes du voir, du dire et du faire propres au régime institutionnel. Il
récuse ainsi une analyse qui assimile la société démocratique à une
manière d’être, à un mode de vie sociale, telle qu’a pu la concevoir
notoirement Alexis de Tocqueville. La critique en question ici est donc à
la fois celle qui est adressée à la société démocratique et celle qui en émane.
Nous débuterons donc par explorer cette vision de la démocratie
comme condition sociale et nous verrons ensuite comment Rancière
tente de réfuter cette analyse à l’aide d’une conception particulière du
logos politique et de ses modes de manifestation. Plus particulièrement,
nous nous pencherons sur la structure et les sources de justification de
la critique démocratique mise en lumière par Rancière. Finalement, nous
conclurons avec notre propre critique des thèses de Rancière,
notamment par l’intermédiaire de l’analyse de la relation entre les
aspects de l’être et du dire démocratiques.
La condition démocratique
La notion de société démocratique renvoie d’abord, dans la
philosophie politique moderne, à une condition humaine antérieure à
tout régime politique : celui de l’« état de nature ». Cet état social est
surtout marqué par l’égalité entre les hommes, qui ne connaîtront
l’inégalité du commandement qu’à la suite de l’établissement du
« contrat social » et de la société civile. Face au gouvernement du régime
démocratique, les composantes de la société démocratique seraient alors
en mesure de se référer constamment à cette antériorité et de réaffirmer
la préséance des postulats de liberté et d’égalité pour et contre toute
______________
1 Chevrier, M. et al. (2015), Démocratie et modernité. La pensée politique française
contemporaine, p. 12.
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, La critique de la société démocratique :
Jacques Rancière et le discours de la subjectivation
entreprise de justification politique2. La contestation a effectivement été
un vecteur essentiel de l’évolution de la modernité politique. Celle-ci a
en effet souvent été comprise comme une critique progressive de l’Un
au profit du Multiple : contestation de l’autorité religieuse, de la classe
bourgeoise dominante, du sujet politique collectif, bref, de toute forme
de l’Un répressif de l’autonomie des individus.
Encore aujourd’hui, la démocratie comme institution est souvent
perçue comme incapable d’assurer la mise en œuvre réelle des postulats
de la société démocratique et on l’accuse à tort ou à raison d’être une
« démocratie épisodique de la légitimité électorale3 ». Cette critique des
institutions démocratiques ne prend toutefois pas le parti d’un régime
politique différent, mais bien d’un autre « lieu » de la démocratie, soit la
« société », où le commandement extérieur propre à tout régime est
remplacé par le commandement de soi à soi. La société est donc le lieu
où la démocratie est sans cesse reconstruite, la règle sans cesse
réformée4. Dès lors, affirmer l’égale liberté de tous les citoyens à
l’autodétermination revient à affirmer d’abord l’égalité, qui deviendra la
norme par excellence de la société démocratique. Tocqueville écrit :
« Les conséquences politiques d’un pareil état social sont faciles à
déduire. Il est impossible de comprendre que l’égalité ne finisse pas par
pénétrer dans le monde politique comme ailleurs5 ». Cette pénétration
des habitudes égalitaires est d’autant plus efficace qu’elle se fait non par
violence, mais par un discours, celui de l’opinion commune, qui chez les
peuples démocratiques possède « une puissance infiniment plus grande
que chez nul autre6 ». Cette puissance mène alors à un conformisme
inédit qui, pour Tocqueville, rend possible l’unité effective du régime
démocratique. La nouveauté ne réside pas dans le fait de se plier à une
______________
2 « La démocratie tend à placer les hommes dans une sorte d’état de nature ;
et elle leur demande de reconstituer la société à partir de cette base. […] les
hommes peuvent sortir de l’état de nature et créer une société qui n’en viole
pas les principes comme les violent les sociétés aristocratiques critiquées au
nom de cet état de nature ». Manent, P. (1982), Tocqueville et la nature de la
démocratie, p. 47.
3 Rosanvallon, P. (2006), La Contre-démocratie. La politique à l’âge de la défiance,
p. 15.
4 Voir plus bas, p. 104.
5 Tocqueville (de), A. (1961), De la démocratie en Amérique, tome 1, p. 103-104.
6 Ibid., tome 2, p. 23.
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Jacques Rancière et le discours de la
subjectivation
Maxime H. Couture*
Résumé
Le présent article interroge la dimension critique de la démocratie telle que l’a
analysée Jacques Rancière. Nous nous penchons particulièrement sur les
composantes du discours ouvrant l’espace de la subjectivité politique au sein de ce
que Rancière nomme le « mode du dire » d’une communauté politique. L’article
examine alors la tension entre cette manifestation du discours et la socialisation
produite par l’institutionnalisation de la démocratie. Nous argumentons que
l’exposé de Rancière au sujet du logos politique, bien que fécond, ne prend pas
suffisamment en compte les exigences d’un troisième « mode » constitutif de la
société et déterminant pour l’action politique, celui du « faire ».
La démocratie moderne peut être analysée sous l’angle d’une double
nature. D’une part, elle est un régime institutionnel fondé sur l’État de
droit, qui garantit des droits et libertés à tous ses citoyens. D’autre part,
la démocratie est semblable à un mouvement continu d’égalisation et
d’autonomisation des individus qui composent la société. En ce dernier
sens, la démocratie n’est jamais un donné fini. Ainsi, au-delà des
institutions modernes du gouvernement représentatif, les idéaux
démocratiques toujours réaffirmés sont portés par une force politique
que nous appellerons ici « société démocratique ». On confère souvent à
celle-ci une fonction éminemment critique face à la démocratie comme
______________
*L’auteur vient de compléter une maîtrise en science politique (Université de
Montréal).
Ithaque 21 – Automne 2017, p. 95‐114
Handle: 1866/19608
, Maxime H. Couture
régime, qu’elle veut sans cesse renouveler dans l’esprit de ce
mouvement d’émancipation : « Concevoir la démocratie avant tout
comme ‘critique’, c’est alors récuser fondamentalement la
‘naturalisation’ du régime institutionnel actuel, qui consisterait à en faire
un lieu indépassable1 ».
Cette nature critique de la démocratie a été traitée d’une façon
extensive et originale dans l’œuvre du philosophe français Jacques
Rancière. Ce dernier comprend en effet la démocratie comme un
« mode de subjectivation de la politique » qui vient remettre en question
les modes du voir, du dire et du faire propres au régime institutionnel. Il
récuse ainsi une analyse qui assimile la société démocratique à une
manière d’être, à un mode de vie sociale, telle qu’a pu la concevoir
notoirement Alexis de Tocqueville. La critique en question ici est donc à
la fois celle qui est adressée à la société démocratique et celle qui en émane.
Nous débuterons donc par explorer cette vision de la démocratie
comme condition sociale et nous verrons ensuite comment Rancière
tente de réfuter cette analyse à l’aide d’une conception particulière du
logos politique et de ses modes de manifestation. Plus particulièrement,
nous nous pencherons sur la structure et les sources de justification de
la critique démocratique mise en lumière par Rancière. Finalement, nous
conclurons avec notre propre critique des thèses de Rancière,
notamment par l’intermédiaire de l’analyse de la relation entre les
aspects de l’être et du dire démocratiques.
La condition démocratique
La notion de société démocratique renvoie d’abord, dans la
philosophie politique moderne, à une condition humaine antérieure à
tout régime politique : celui de l’« état de nature ». Cet état social est
surtout marqué par l’égalité entre les hommes, qui ne connaîtront
l’inégalité du commandement qu’à la suite de l’établissement du
« contrat social » et de la société civile. Face au gouvernement du régime
démocratique, les composantes de la société démocratique seraient alors
en mesure de se référer constamment à cette antériorité et de réaffirmer
la préséance des postulats de liberté et d’égalité pour et contre toute
______________
1 Chevrier, M. et al. (2015), Démocratie et modernité. La pensée politique française
contemporaine, p. 12.
96
, La critique de la société démocratique :
Jacques Rancière et le discours de la subjectivation
entreprise de justification politique2. La contestation a effectivement été
un vecteur essentiel de l’évolution de la modernité politique. Celle-ci a
en effet souvent été comprise comme une critique progressive de l’Un
au profit du Multiple : contestation de l’autorité religieuse, de la classe
bourgeoise dominante, du sujet politique collectif, bref, de toute forme
de l’Un répressif de l’autonomie des individus.
Encore aujourd’hui, la démocratie comme institution est souvent
perçue comme incapable d’assurer la mise en œuvre réelle des postulats
de la société démocratique et on l’accuse à tort ou à raison d’être une
« démocratie épisodique de la légitimité électorale3 ». Cette critique des
institutions démocratiques ne prend toutefois pas le parti d’un régime
politique différent, mais bien d’un autre « lieu » de la démocratie, soit la
« société », où le commandement extérieur propre à tout régime est
remplacé par le commandement de soi à soi. La société est donc le lieu
où la démocratie est sans cesse reconstruite, la règle sans cesse
réformée4. Dès lors, affirmer l’égale liberté de tous les citoyens à
l’autodétermination revient à affirmer d’abord l’égalité, qui deviendra la
norme par excellence de la société démocratique. Tocqueville écrit :
« Les conséquences politiques d’un pareil état social sont faciles à
déduire. Il est impossible de comprendre que l’égalité ne finisse pas par
pénétrer dans le monde politique comme ailleurs5 ». Cette pénétration
des habitudes égalitaires est d’autant plus efficace qu’elle se fait non par
violence, mais par un discours, celui de l’opinion commune, qui chez les
peuples démocratiques possède « une puissance infiniment plus grande
que chez nul autre6 ». Cette puissance mène alors à un conformisme
inédit qui, pour Tocqueville, rend possible l’unité effective du régime
démocratique. La nouveauté ne réside pas dans le fait de se plier à une
______________
2 « La démocratie tend à placer les hommes dans une sorte d’état de nature ;
et elle leur demande de reconstituer la société à partir de cette base. […] les
hommes peuvent sortir de l’état de nature et créer une société qui n’en viole
pas les principes comme les violent les sociétés aristocratiques critiquées au
nom de cet état de nature ». Manent, P. (1982), Tocqueville et la nature de la
démocratie, p. 47.
3 Rosanvallon, P. (2006), La Contre-démocratie. La politique à l’âge de la défiance,
p. 15.
4 Voir plus bas, p. 104.
5 Tocqueville (de), A. (1961), De la démocratie en Amérique, tome 1, p. 103-104.
6 Ibid., tome 2, p. 23.
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