Que vos craintes me causent de pitié ! Combien elles me prouvent La Marquise de Merteuil est extrêmement fâchée car elle a reçu des
ma supériorité sur vous ! & vous voulez m’enseigner, me conduire ! conseils d’amour de la part du vicomte de Valmont, un de ses anciens
Ah ! mon pauvre Valmont, quelle distance il y a encore de vous à amants. Il conseille Merteuil de ne pas engager dans une relation avec
moi ! Non, tout l’orgueil de votre sexe ne suffirait pas pour remplir Prévan, le type qu’elle veut séduire, parce qu’il serait trop bavard.
l’intervalle qui nous sépare. Parce que vous ne pourriez exécuter Pour Merteuil il est d’importance capitale qu’elle garde sa réputation
mes projets, vous les jugez impossibles ! Être orgueilleux & faible, afin de pouvoir continuer à être dans le monde et fréquenter les
il te sied bien de vouloir calculer mes moyens & juger de mes salons de Paris. Si elle se couche avec lui, il le racontera à tout le
ressources ! Au vrai, Vicomte, vos conseils m’ont donné de monde, ce qui nuirait à la réputation de Merteuil. Elle se montre
l’humeur, et je ne puis vous le cacher.
supérieure au sexe masculin et à Valmont en particulier.
Te = référence au passé amoureux entre les deux
Que pour masquer votre incroyable gaucherie auprès de votre Dans ce paragraphe, elle continue sa tirade vers Valmont.
Présidente, vous m’étaliez comme un triomphe d’avoir déconcerté
un moment cette femme timide & qui vous aime, j’y consens ; d’en « et qui vous aime, j’y consens » en réalité n’est pas vrai
avoir obtenu un regard, un seul regard, je souris & vous le passe.
Que sentant, malgré vous, le peu de valeur de votre conduite, vous Sacrifier un plaisir = avoir une relation avec Prévan
espériez la dérober à mon attention, en me flattant de l’effort
sublime de rapprocher deux enfants qui, tous deux, brûlent de se
voir, & qui, soit dit en passant, doivent à moi seule l’ardeur de ce
désir ; me nuit pas, & je la pardonne. Mais que vous puissiez croire
que j’ai besoin de votre prudence, que je m’égarerais en ne
déférant pas à vos avis, que je dois leur sacrifier un plaisir, une
fantaisie ! en vérité, Vicomte, c’est aussi vous trop enorgueillir de la
confiance que je veux bien avoir en vous !
Et qu’avez-vous donc fait, que je n’aie surpassé mille fois ? Pour Merteuil, tout ce que Valmont a réalisé jusqu’ici était assez facile
Vous avez séduit, perdu même beaucoup de femmes : mais car être libertin en tant qu’hommes ne sont pas sujet aux mêmes
quelles difficultés avez-vous eues à vaincre ? quels obstacles à pressions sociaux que les femmes. Elle se moque de Valmont.
surmonter ? où est là le mérite qui soit véritablement à vous ? Une
belle figure, pur effet du hasard ; des grâces, que l’usage donne
presque toujours ; de l’esprit à la vérité, mais auquel du jargon
suppléerait au besoin ; une impudence assez louable, mais peut-
être uniquement due à la facilité de vos premiers succès ; si je ne
me trompe, voilà tous vos moyens : car pour la célébrité que vous
avez pu acquérir, vous n’exigerez pas, je crois, que je compte pour
beaucoup l’art de faire naître ou de saisir l’occasion d’un scandale.
, Quant à la prudence, à la finesse, je ne parle pas de moi : Répétition de la supériorité de toute femme sur les hommes. Même
mais quelle femme n’en aurait pas plus que vous ? Eh ! votre une femme non-libertine lui mène comme un enfant. Elle ne supporte
Présidente vous mène comme un enfant. pas les conseils que Valmont lui donne.
Croyez-moi, Vicomte, on acquiert rarement les qualités dont « On acquiert rarement les qualités dont on peut se passer »
on peut se passer. Combattant sans risque, vous devez agir sans Une maxime, une vérité générale typique pour le 18 ème siècle.
précaution. En effet, pour vous autres hommes, les défaites ne Quelles qualités ? Les hommes n’ont pas besoin de prudence.
sont que des succès de moins. Dans cette partie si inégale, notre
fortune est de ne pas perdre, & votre malheur de ne pas gagner. L’auteur dénonce l’inégalité homme-femme dans un discours
Quand je vous accorderais autant de talents qu’à nous, de féministe. La prudence est liée à la condition féminine, car les femmes
combien encore ne devrions-nous pas vous surpasser, par la doivent entreprendre beaucoup plus des mesures que les hommes.
nécessité où nous sommes d’en faire un continuel usage !
Supposons, j’y consens, que vous mettiez autant d’adresse à Une fois conquise la femme, l’homme libertin peut faire ce qu’il veut.
nous vaincre que nous à nous défendre ou à céder, vous Il peut l’abandonner, il peut la rejeter, il peut être méchant. L’envers
conviendrez au moins qu’elle vous devient inutile après le succès. n’est pas possible, comme on peut voir dans le paragraphe qui suit.
Uniquement occupé de votre nouveau goût, vous vous y livrez
sans crainte, sans réserve : ce n’est pas à vous que sa durée
importe. En effet, ces liens réciproquement donnés & reçus, pour
parler le jargon de l’amour, vous seul pouvez, à votre choix, les
resserrer ou les rompre : heureuses encore, si dans votre légèreté,
préférant le mystère à l’éclat, vous vous contentez d’un abandon
humiliant, & ne faites pas de l’idole de la veille la victime du
lendemain !
Mais qu’une femme infortunée sente la première le poids de Ceci présente pour Merteuil un exercice d’équilibre extrêmement
sa chaîne, quels risques n’a-t-elle pas à courir, si elle tente de s’y important. D’un côté elle veut être une libertine, mais d’autre côté,
soustraire, si elle ose seulement la soulever ? Ce n’est qu’en elle ne veut pas qu’une éventuelle rupture nuise à sa réputation.
tremblant qu’elle essaie d’éloigner d’elle l’homme que son cœur
repousse avec effort. S’obstine-t-il à rester, ce qu’elle accordait à
l’amour, il faut le livrer à la crainte :
Ses bras s’ouvrent encor quand son cœur est fermé Les femmes sont obligées à continuer leurs relations, même si elles
n’en pas envie.
