EL9 : « Le discours du vieillard », Supplément au voyage de Bougainville
Au départ de Bougainville, lorsque les habitants accouraient en foule sur le rivage, s’attachaient à ses
vêtements, serraient ces camarades entre leurs bras, et pleuraient, ce vieillard s’avança d’un air sévère, et
dit :
« Pleurez, malheureux Tahitiens ! pleurez ; mais que ce soit de l’arrivée, et non du départ de ces
hommes ambitieux et méchants : un jour, vous les connaîtrez mieux. Un jour, ils reviendront, le morceau de
bois que vous voyez attaché à la ceinture de celui-ci, dans une main, et le fer qui pend au côté de celui-là,
dans l'autre, vous enchaîner, vous égorger, ou vous assujettir à leurs extravagances et à leurs vices ; un jour
vous servirez sous eux aussi corrompus, aussi vils, aussi malheureux qu'eux. Mais je me console ; je touche à
la fin de ma carrière ; et la calamité que je vous annonce, je ne la verrai point. Ô Tahitiens ! mes amis ! vous
auriez un moyen d'échapper à un funeste avenir ; mais j'aimerais mieux mourir que de vous en donner le
conseil. Qu'ils s'éloignent, et qu'ils vivent. »
Puis s'adressant à Bougainville, il ajouta : " Et toi, chef des brigands qui t'obéissent, écarte promptement
ton vaisseau de notre rive : nous sommes innocents, nous sommes heureux ; et tu ne peux que nuire à notre
bonheur. Nous suivons le pur instinct de la nature ; et tu as tenté d'effacer de nos âmes son caractère. Ici
tout est à tous ; et tu nous as prêché je ne sais quelle distinction du tien et du mien. Nos filles et nos femmes
nous sont communes ; tu as partagé ce privilège avec nous ; et tu es venu allumer en elles des fureurs
inconnues. Elles sont devenues folles dans tes bras ; tu es devenu féroce entre les leurs. Elles ont commencé
à se haïr ; vous vous êtes égorgés pour elles ; et elles nous sont revenues teintes de votre sang. Nous
sommes libres ; et voilà que tu as enfoui dans notre terre le titre de notre futur esclavage. Tu n'es ni un dieu,
ni un démon : qui es-tu donc, pour faire des esclaves ? Orou ! toi qui entends la langue de ces hommes-là,
dis-nous à tous, comme tu me l'as dit à moi-même, ce qu'ils ont écrit sur cette lame de métal : Ce pays est à
nous. Ce pays est à toi ! et pourquoi ? parce que tu y as mis le pied ? Si un Tahitien débarquait un jour sur vos
côtes, et qu'il gravât sur une de vos pierres ou sur l'écorce d'un de vos arbres : Ce pays est aux habitants de
Tahiti, qu'en penserais-tu ? Tu es le plus fort ! Et qu'est-ce que cela fait ? Lorsqu'on t'a enlevé une des
méprisables bagatelles dont ton bâtiment est rempli, tu t'es récrié, tu t'es vengé ; et dans le même instant tu
as projeté au fond de ton cœur le vol de toute une contrée ! Tu n'es pas esclave : tu souffrirais plutôt la mort
que de l'être, et tu veux nous asservir ! Tu crois donc que le Tahitien ne sait pas défendre sa liberté et mourir
? Celui dont tu veux t'emparer comme de la brute, le Tahitien est ton frère.
Intro :
→ C.A.O - Contexte : 1772, siècle des Lumières (XVIIIe siècle), sous Louis XV
- Auteur : Denis Diderot : écrivain, encyclopédiste, philosophe des Lumières français / a écrit avec
d’Alembert l’Encyclopédie / a écrit aussi Jacques le Fataliste et son maître
- Œuvre : supplément fictif au récit de voyage de Bougainville (explorateur et auteur du réel voyage
autour du monde)
- Extrait : thème : Bougainville quitte Tahiti avec ses hommes, pendant la fête d’adieu, un vieillard
prend la parole et manifeste sa joie du départ des Européens.
LIRE LE TEXTE
→ Problématique : En quoi ce discours est-il un véritable réquisitoire ?
Plan : I/ Un vieillard dont l’attitude s’oppose à celle de son peuple (l.1 à 3)
II/ La prédiction du vieillard (l.4 à 11)