« De l’État de droit à l’État de sécurité », Giorgio Agamben
L’état d’urgence n’est pas un bouclier de la démocratie, mais une politique de la peur. Le risque
d’une prolongation de l’état d’urgence, c’est la dégradation rapide et irréversible des institutions
publiques. L’état d’urgence est le dispositif par lequel les pouvoirs totalitaires se sont installés en
Europe : le premier acte d’Hitler, après sa nomination, a été de proclamer un état d’urgence, qui n’a
jamais été révoqué => les crimes nazis étaient en un sens parfaitement légaux, car le pays était
soumis à l’état d’exception et libertés individuelles étaient suspendues. Le risque est semblable en
France, par exemple en cas d’un gouvernement d’extrême droite.
C’est d’autant plus vrai que l’état d’urgence s’inscrit, aujourd’hui, dans le processus qui est en train
de faire évoluer les démocraties occidentales vers quelque chose qu’il faut appeler État de sécurité.
Les « raisons de sécurité » ont pris la place aujourd’hui de ce qu’on appelait autrefois la « raison
d’État » ; l’État de sécurité n’est ni l’État de droit ni les « sociétés de discipline » dont parlait Michel
Foucault : il faut poser ici quelques jalons en vue d’une possible définition.
Pour Hobbes, le contrat qui transfère les pouvoirs au souverain présuppose la peur réciproque et la
guerre de tous contre tous : l’État est ce qui vient justement mettre fin à la peur. Dans l’État de
sécurité, le schéma se renverse : l’État se fonde durablement sur la peur et doit, à tout prix,
l’entretenir, car il tire d’elle sa fonction essentielle et sa légitimité. La sécurité dont il est question
aujourd’hui ne vise pas à prévenir les actes de terrorisme (ce qui est extrêmement difficile voire
impossible, car les mesures de sécurité ne sont efficaces qu’après coup et que le terrorisme est une
série des premiers coups), mais à établir une nouvelle relation avec les hommes : celle d’un contrôle
généralisé et sans limites (d’où les dispositifs de contrôle des données informatiques et
communicationnelles des citoyens).
Le risque est la dérive vers la création d’une relation systémique entre terrorisme et État de sécurité :
si l’État a besoin de la peur pour se légitimer, il faut produire la terreur ou ne pas empêcher qu’elle
se produise => d’où l’entretien de relations cordiales (voire les vente d’armes !) avec des États dont
on sait qu’ils financent les organisations terroristes.
Deuxièmement, il y a un changement du statut politique des citoyens et du peuple, qui était censé
être le titulaire de la souveraineté. Dans l’État de sécurité, on voit se produire une tendance
irrépressible vers une dépolitisation progressive des citoyens, dont la participation à la vie politique
se réduit aux sondages électoraux. Cette tendance avait été théorisée par les juristes nazis, qui
définissent le peuple comme un élément essentiellement impolitique, dont l’État doit assurer la
protection et la croissance ; ils établissent une distinction entre l’étranger et l’ennemi, fondée sur la
souche et la race : dès lors, sans confondre l’État nazi et l’État de sécurité contemporain, il s’agit de
comprendre que si on dépolitise les citoyens, ils ne peuvent sortir de leur passivité que si on les
mobilise par la peur contre un ennemi étranger qui ne leur soit pas seulement extérieur (les juifs en
Allemagne nazie ; les musulmans en France aujourd’hui).
Un troisième point à considérer est la transformation radicale des critères qui établissent la vérité et
la certitude dans la sphère publique, avec un renoncement intégral à l’établissement de la certitude
judiciaire. Dans un Étatklm de droit, un crime ne peut être certifié que par une enquête judiciaire ;
sous le paradigme judiciaire, on doit se contenter de ce qu’en disent la police et les médias : d’où le
vague incroyable et les contradictions patentes dans les reconstructions hâtives des événements, qui