Grenier : La notion de problème
Hubert Grenier, La connaissance philosophique
Chapitre 6 : La notion de problème
Éviter l’erreur, au moyen des mille précautions d’une prudence méthodologique, cela n’offre aucun sens ; la
vérité n’est pas une mer ionienne où il faudrait louvoyer, l’erreur n’est pas un récif dont il faudrait s’écarter. C’est
une pensée qui par précipitation s’interrompt, ne fait pas l’effort de comprendre ce qu’elle comprend.
Descartes l’a appris : ce n’est que lorsque nous serons en possession d’une vérité qu’avec sérieux nous pourrons
déterminer la nature de la vérité.
Il y a plus redoutable que l’erreur. L’erreur : on tenait le fil, on le perd ; on n’a pas trouvé ce qu’on cherchait, mais
on s’était avisé de le chercher. Une idée fausse, au moins c’est une idée. Il suffira pour la rendre vraie de
l’expliciter. Se tromper n’est pas à la portée du premier venu.
I. Le problème comme aporie
Plus grave que de ne pas avoir accédé à la solution : ne pas s’être hissé au problème. Cette âme ne s’est toujours
pas animée, elle ne sait pas qu’elle est dans la nuit ; confinée dans la doxa, elle a réponse à tout. Au terme des
dialogues de Platon, mais c’est enfin un début, on sait qu’on ne sait pas, on sait pourquoi on ignore. L’intelligence
s’est éveillée ; s’est aiguisé le désir d’une lumière dont on n’avait jamais eu jusque-là le pressentiment. Un
problème s’est dégagé. L’opinion a de pauvres trésors : les solutions ; Socrate recherche avant tout les problèmes.
Socrate ne nous promet pas la découverte d’un stock de vérités auxquelles nous n’aurions jamais porté attention
par on ne sait quelle bévue, inadvertance que viendrait réparer la réminiscence. Socrate veut susciter chez l’autre
l’idée qu’il est dans tout ce qui pense quelque chose qui ne va pas de soi, qui n’est pas naturel, qu’il reste donc
toujours précisément à penser. Dans la pensée s’engendre la pensée. L’impensable, c’est que nous puissions
penser le peu que nous pensons. L’impensable, c’est le pensable. Le nouveau sens dont Socrate nous dote est
celui de la difficulté.
L’aporie se manifeste sous la forme d’une gêne, d’un embarras : cette paralysie frappe soudain quelqu’un qui
jusque-là gambadait à l’aise dans les ornières de l’opinion. Il croyait tout savoir, mais à présent, sous l’effet de la
torpille socratique, il ne sait plus que penser de rien.
En face d’un problème on se tiendrait donc en face d’un obstacle imprévisible, déroutant. Il ne reste qu’à tourner
en rond ; le problème, on ne voit pas par quel bout le prendre : il semble inextricable, indénouable. Quoi, à y
réfléchir, de plus malignement contradictoire qu’un problème ? L’impossibilité d’une possibilité, voilà le
problème, ce qui fait problème dans le problème : on pourrait, mais on ne peut pas. La pensée problématisante
ne prend conscience de soi qu’à travers l’unique saisie de ses entraves.
Un véritable problème se présente toujours sous l’aspect d’un paradoxe ; paradoxe n’est pas antidoxe, le
contraire d’une opinion, auquel cas il tomberait lui-même au rang d’opinion. Le paradoxe n’est pas localisable par
rapport à l’opinion, il est décalé en marge. On ajoutera donc aussi que les véritables paradoxes se présentent
toujours sous l’aspect de problèmes.
II. Le problème comme idée
Toute pensée ne peut être à sa naissance que sursaut, refus, indignation. On s’aperçoit alors que penser ne va pas
de soi. C’est par la négativité, la détresse, que la réminiscence dans l’âme amorce sa douloureuse opération. La
pensée est distance, précession de soi à soi, problème – sinon elle ne serait qu’un mécanisme bien rodé, au
fonctionnement automatique.
La sottise hait les problèmes. Matelassée de ses réponses toutes faites, la sottise fait de son arsenal de vérités un
système de protection contre les morsures de la vérité. Au contact du vrai, l’erreur se volatilise, mais la sottise,
cette passion raisonneuse, s’épaissit. On n’en vient pas à bout parce qu’on n’en vient jamais au bout. Pour elle,
plutôt qu’un problème, la mort.
Nul ne devrait pourtant se sentir accablé par un problème. Voir un problème est déjà un signe de discernement. Il
n’est pas si facile d’être dans la difficulté. La solution, il suffira de la découvrir, le problème, il était indispensable