LA TECHNIQUE EN QUESTION
Introduction
Günther Anders dans son œuvre L’obsolescence de l’homme nous propose un apologue
pour interroger la technique « Comme cela ne plaisait pas beaucoup au roi que son fils abandonne
les sentiers battus et s’en aille par les chemins de traverse se faire lui-même un jugement sur le
monde, il lui offrit une voiture à cheval. « Maintenant tu n’as plus besoin d’aller à pieds » telles
furent ses paroles, « Maintenant je t’interdit d’aller à pieds » tel était leur sens, « Maintenant tu ne
peux plus aller à pieds » telles fut leur effet. ». Ce petit conte met en question l’idée selon laquelle
la technique ne serait qu’un simple moyen à notre service et un moyen neutre et innocent et telle
que la technique serait complètement ordonnée à l’usage que nous en faisons. De même l’idée
que les techniques seraient d’elles-mêmes sources de progrès, c’est-à-dire le moyen d’accroître
notre liberté. Or, s’il en va tout autrement. En effet, ce que souligne Anders c’est que la technique
loin d’être une possibilité qui viendrait de façon cumulative s’ajouter à nos autres possibilités, au
contraire nous impose une certaine manière de vivre et d’agir et tel que loin qu’elle me permette
de nouvelles choses, elle me le permet qu’en me supprimant/ couvrant d’autres possibilités. Il
montre ici à quel point la technique est ambiguë : si elle m’ouvre sur d’autres possibilités c’est en
même temps en supprimant d’autres possibilités/ façons d’être avec le monde. Autrement dit,
toute possibilité qu’ouvre la technique se double d’une impossibilité.
Ainsi, est-ce que la voiture à cheval me permet vraiment de ne plus me déplacer à pieds ou bien
plutôt ne m’interdit-elle pas de le faire ? Autrement dit, la question est de savoir si la technique
sert notre liberté ou si paradoxalement, ne finissons-nous pas en quelque sorte par devenir les
moyens de nos propres instruments ? Les techniques dont nous faisons usage ne finissent-elles pas
par nous imposer les finalités dont elles sont porteuses? Autrement dit, est ce que je me sers de la
technique ou ce n’est pas plutôt la technique dont je fais usage qui me transforme, me soumet à sa
propre logique ? C’est bien ici le soupçon que souligne Anders. Le problème de la technique est
qu’elle est toujours l’objet d’une interprétation manichéenne c’est-à-dire qui consiste à opposer
purement le bien et le mal. Soit un conçoit la technique comme source d’un progrès soit on craint/
redoute la technique comme su elle menaçait la liberté. Autrement dit, on tend toujours à
mythifier la technique, la technique étant soit ce qui fait de l’homme un Prométhée soit
inversement que l’on envisage la technique comme selon le mythe de Frankenstein de Mary
Shelley (Frankenstein étant l’expression mythique de la technique qui se retourne contre son
créateur au lieu de le servir). D’ailleurs, c’est là l’ambivalence du propos : on a tendance à penser
que Frankenstein est la créature alors que c’est le nom du docteur qui produit la créature. Donc,
soit on envisage la technique comme la pure expression de liberté pour l’homme soit au contraire
on conçoit la technique comme un instrument qui serait toujours susceptible de se retourner
contre le pouvoir humain et de menacer la liberté humaine.
Or, nous allons à la suite tenter de dépasser ce manichéisme. Le fait est que la technique ose
toujours la question du pouvoir, de la liberté et de la responsabilité de l’homme. Autrement dit, la
technique pose la question de savoir quelle est la destination de l’homme. Qu’est-ce qu’un monde
proprement humain ? Comment l’homme par sa puissance technique décide du sens de son
humanité ?
I. La technique comme expression de l’autonomie culturelle de l’homme
, Certes, on peut parfois s’inquiéter de la technique et de l’usage que nous en faisons et de savoir si
nous maîtrisons les techniques. Toutefois, on ne saurait oublier à quel point les techniques ont une
fonction avant tout émancipatrice dans la mesure où la technique est ce qui nous libère de la
nature, de la nécessité naturelle. Le propre de toute technique est qu’elle nous libère des forces
naturelles auxquelles nous sommes soumis et de telle manière que ces forces naturelles au lieu de
s’opposer à nous vont nous servir, servir notre volonté et notre liberté (= renverse le rapport que
nous avons à la nécessité).
C’est ce renversement du rapport à la nature qui caractérise la technique que souligne Hegel dans
un passage de l’Encyclopédie de l’esprit. Comme il le relève, au coeur de toute technique il y a
toujours une « ruse de la raison », de ruser avec la nature car en effet, le propre de la technique
pour la raison est d’orienter la nature de telle manière que les forces naturelles auparavant
étrangères et hostiles deviennent des instrument de notre liberté et de notre volonté. Par
exemple, une technique comme l’usage de la voile consiste à s’appuyer sur la force du vent là où
cette force auparavant était un obstacle à la volonté de l’homme, venait limiter sa possibilité de
naviguer. Ce qui était un obstacle devient un instrument au service de la volonté humaine et tel
que toutes les grandes techniques consistent toujours à déplacer une force naturelle pour que
cette force soit désormais à notre usage plutôt que de menacer notre liberté ( ⇒ devient
l’instrument de la liberté humaine). C’est le cas des techniques qui se servent des éléments naturel
pour les mettre au service de la volonté humaine et de se substituer au travail humain.
Dès lors, pour Hegel, la technique consiste essentiellement pour l’homme de transformer la
nature, d’en dominer les forces et telle qu’elle serait l’expression dont l’esprit humain s’objective
dans le monde, se réalise dans le monde et transforme la nature qui lui est étrangère en un monde
proprement humain. C’est cette maîtrise du réel qui caractériserait l’humanité.
Remarquons là-dessus que tout ce qui nous entoure est un monde essentiellement techniquement
agencé par la volonté humaine. Où que nous tournions les yeux, tout ce qui nous entoure est un
monde qui est techniquement ordonné par la volonté humaine.
Bien avant Hegel c’est ce potentiel de liberté que souligne Descartes dans un passage du Discours
de la méthode quand il dit que le propre de la technique est de nous rendre « comme maîtres et
possesseurs de la nature » c’est-à-dire que là où auparavant nous étions dominés, assujettis à
l’ordre de la nature/ nécessité naturelle, la technique est devenue le moyen de notre liberté même
si nous ne somme que « comme » maîtres et possesseurs de la nature. Façon de dire qu’en
quelque sorte, la technique nous mets en un sens à la place de dieu, nous fait approcher la
perfection divine dans la mesure où désormais au lieu de subir la nature elle devient un moyen à
notre service par nos créations. C’est pourquoi dans la Lettre-préface aux principes de la
philosophie, il reconnaît la technique comme l’un des plus beaux fruits de la connaissance. Dans
cette œuvre, il compare toutes les connaissances à un arbre dont les racines est la métaphysique,
le tronc est la physique (connaissance de la nature), les branches et les fruits seraient la médecine,
la morale et la technique. La technique apparaissant ici comme l’effet de la connaissance du
monde. Autrement dit, ici, la finalité de la science et de la connaissance de la nature serait la
maîtrise technique du monde. Le plus bel effet de la science serait de nous apporter des
techniques qui nous permettent de dominer la nature. Cette finalité est pratique et telle que la
technique est l’expression de cet accomplissement de la connaissance du monde et c’est ce qui
sert sa liberté.
En ce sens, la technique serait l’expression dont l’esprit humain se libère de la nécessité, affirme sa
liberté et telle que la technique pourrait apparaître comme ce qu libère l’homme du travail, du
labeur