Argumentation et Analyse du Discours
2 | 2009
Rhétorique et argumentation
Rhétorique et argumentation : approches croisées
Current Approaches to Rhetoric and Argumentation
Ruth Amossy et Roselyne Koren
Édition électronique
URL : https://journals.openedition.org/aad/561
DOI : 10.4000/aad.561
ISSN : 1565-8961
Éditeur
Université de Tel-Aviv
Référence électronique
Ruth Amossy et Roselyne Koren, « Rhétorique et argumentation : approches croisées », Argumentation
et Analyse du Discours [En ligne], 2 | 2009, mis en ligne le 01 avril 2009, consulté le 15 février 2023.
URL : http://journals.openedition.org/aad/561 ; DOI : https://doi.org/10.4000/aad.561
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Rhétorique et argumentation :
approches croisées
Current Approaches to Rhetoric and Argumentation
Ruth Amossy et Roselyne Koren
1. Considérations théoriques (Ruth Amossy)
1 L’intérêt croissant qui se manifeste aujourd’hui pour l’argumentation dans les études
francophones n’est pas sans appeler quelques clarifications. Ducrot, qui a joué un rôle
déterminant dans le regain des études argumentatives en France, s’y est récemment
employé en différenciant nettement ce qu’il appelle « l’argumentation linguistique » et
« l’argumentation rhétorique ». La première, dont il est l’un des promoteurs et le
tenant, se définit contre « l’optimisme rhétorique d’Aristote et de ses innombrables
successeurs » (Ducrot 2004 : 32) ; elle rejette l’indivision de la parole et de la raison dont
témoigne le sémantisme même de logos. On sait que pour Ducrot, l’argumentation est
un fait de langue et non de discours, qui intervient dans la construction du sens de
l’énoncé - « Signifier, pour un énoncé, c’est orienter » (Anscombre & Ducrot 1988) - et
qui consiste en un enchaînement d’énoncés1. Cette perspective a, entre autres, fécondé
l’étude des connecteurs et des topoï avant de faire place à celle des blocs sémantiques
dans la théorie développée par Carel (1999). C’est cette vision de l’argumentation
qu’ont essentiellement retenue les sciences du langage dans les travaux de langue
française, et qui en a fait un domaine à part entière de la linguistique. Il est bien vrai
cependant, comme le souligne Ducrot, que cette approche diffère profondément de
« l’argumentation rhétorique » remise à l’honneur par les travaux de Perelman. En
effet, Le traité de l’argumentation. La nouvelle rhétorique, publié en 1958 avec Olbrechts-
Tyteca, est axé sur le logos et sur une logique des valeurs . Il explore les voies par
lesquelles le débat rationnel et la parole partagée peuvent substituer la recherche
commune d’un accord à la violence brute.
2 La dénomination d’argumentation rhétorique, par laquelle Ducrot désigne tout ce qui
relève de l’art de raisonner et de persuader par la parole, n’a cependant rien d’évident,
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et si elle permet à la pragma-sémantique de se démarquer clairement des approches
discursives courantes, elle n’en pose pas moins des problèmes de fond. Le plus
important tient au fait d’associer, sans problématisation aucune, argumentation et
rhétorique. En effet, elles sont souvent considérées comme deux domaines d’étude
différents, et ce n’est pas le moindre effet de l’œuvre de Perelman que d’avoir réuni des
disciplines qui avaient été, historiquement et institutionnellement, disjointes. En
d’autres termes, un titre comme Traité de l’argumentation. La nouvelle rhétorique, est en
soi un coup de force qui demande des éclaircissements.
3 Un bref rappel, tout d’abord. Dans l’histoire de la rhétorique telle qu’on la trouve dans
les manuels, il est courant de marquer la rupture qui s’est opérée entre l’art de
raisonner et de persuader, d’une part, et l’art de bien dire, d’autre part, en l’attribuant
à Ramus2. A partir du moment où l’inventio, ou recherche des matériaux à utiliser dans
le discours, et la dispositio ou organisation de ces mêmes matériaux, ont été reversées
au compte du raisonnement dialectique, à savoir de la philosophie, l’elocutio relative au
style est devenue l’essentiel de la rhétorique, réduisant dès lors celle-ci à la question
des figures et des tropes. C’est ce que Genette (1972) a dénommé, en une expression qui
a fait fortune, la « rhétorique restreinte », montrant comment la rhétorique s’est peu à
peu rétrécie aux tropes, jusqu’à se concentrer à l’époque contemporaine sur la
métaphore et la métonymie. Sans doute cette vision de la rhétorique et de son
enseignement a-t-elle été remise en question par les travaux de Douay (1990) qui
montre, entre autres, que l’alliance des deux branches dont on clame la dissociation a
persisté de 1598 à 1885 (date à laquelle la rhétorique disparaît des programmes
scolaires). Il n’en reste pas moins qu’au 20e siècle la rhétorique a été longtemps perçue
(et continue parfois à l’être) comme un art de l’ornement qui relève de la stylistique et
non du raisonnement à visée persuasive. Elle apparaît dans cette perspective comme le
domaine par excellence du figural.
4 Dans la réception francophone, cette division entre art de persuader et art de bien dire
a été reconduite et réinterprétée à partir des années 1970 par l’opposition de deux
« Nouvelles rhétoriques ». Celle de l’école de Bruxelles fondée par Perelman suit la
tradition aristotélicienne en dénommant rhétorique l’étude de l’ensemble des moyens
verbaux aptes à persuader, alors que celle du Groupe µ de Liège propose une approche
structurale des figures qu’elle dénomme significativement Rhétorique générale (1982
[1970]). De l’aveu même des auteurs, elle relève plutôt de « la théorie littéraire, en tant
qu’elle concerne au premier chef ce qu’on a appelé la fonction poétique du langage »
(1982 : 202). Ainsi la nouvelle rhétorique de Perelman, élaborée dans une perspective
philosophique, se concentre sur la question de la rationalité pour montrer comment un
accord sur le « raisonnable » peut s’effectuer dans un cadre communicationnel. La néo-
rhétorique du Groupe µ, dans le sillage de la linguistique et en particulier de Jakobson,
se concentre sur la rhétorique « non plus comme une arme de la dialectique, mais
comme le moyen de la poétique (ibid. : 12), recherchant « quels sont les procédés de
langage qui caractérisent la littérature » (souligné dans le texte), laquelle est avant tout
conçue comme « un usage singulier du langage » (ibid. : 14) 3. On voit donc comment les
enjeux de la ligne de démarcation nouvelle reprennent, mais en même temps dépassent
et déplacent, la rupture de bonne mémoire entre l’inventio et l’elocutio.
5 La division entre un art du raisonnement et de la persuasion, d’une part, et une théorie
des figures, d’autre part, opère une redistribution des tâches qui est en prise sur une
conception globale du discours. Alors que Perelman et Olbrechts-Tyteca font appel à
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