Marcel Lamy : "Machiavel et la raison d'État. " Reproduction et utilisation interdites sans l’accord explicite de l’auteur ou du C.R.U.
Marcel Lamy : Machiavel et la raison d'État. Conférence prononcée au lycée
Chateaubriand de Rennes le mardi 3 décembre 2002.
Mise en ligne le 4 décembre 2002.
Marcel Lamy est professeur agrégé de Philosophie. Il a longtemps enseigné au lycée
Chateaubriand, dans les classes préparatoires littéraires et scientifiques.
© : Marcel Lamy.
Remerciements à Annick Perrigault, qui a saisi le texte de M. Lamy.
MACHIAVEL ET LA RAISON D'ÉTAT
Si l'expression de raison d'État n'est apparue qu'au XVIe siècle en Italie, la chose
n'est pas nouvelle. Platon en est la preuve. « Le mensonge est utile aux hommes,
comme une espèce de pharmakon dont l'emploi doit être réservé aux médecins et
interdit aux profanes. C'est donc aux gouvernants de l'État qu'il appartient de
tromper les ennemis et les citoyens dans l'intérêt de l'État et personne d'autre n'y
doit toucher[1]. » Pharmakon est bien choisi : remède ou poison, secret bien gardé
des hommes de l'art.
1 - La raison d'État classique : casuistique et secret d'État
Au sens classique, — j'entends par là non-machiavélien — c'est au nom de la
raison d'État qu'il est permis au pouvoir de déroger aux lois si l'utilité publique
l'exige. À quelles conditions ?
1. La fin doit être l'utilité publique, non l'utilité de ceux qui détiennent le pouvoir,
et, en premier lieu, le salut public. Salus patriae suprema lex.
2. Le pouvoir qui s'en réclame doit être légitime selon les normes propres à
chaque constitution. Au XIVe siècle, le juriste Bartole propose deux critères pour
distinguer le roi juste du tyran. Celui-ci est un usurpateur, sans titre légitime (ex
defectu tituli) et gouverne despotiquement et sans lois (ex parte exercitii).
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Cercle de Réflexion Universitaire du lycée Chateaubriand de Rennes
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3. Les moyens employés dérogent à la légalité sans que celle-ci soit abolie : les
mesures extraordinaires, exorbitantes sont l'exception qui confirme la règle. L'ordre
juridique est maintenu. Ajoutons que, pour les classiques, l'ordre juridique se fonde
sur un ordre métajuridique : la loi divine, la loi naturelle, auxquelles on ne saurait
déroger sans motif légitime. À titre d'exemple, la loi naturelle prescrit de respecter
les traités : pacta sunt servanda. Toutefois on peut rompre un traité pour des motifs
ordinaires (légaux) si le partenaire ne l'observe pas, et pour des motifs
extraordinaires (légitimes) s'il a été imposé par la force ou s'il y va du salut de l'État.
Par contre, rompre un traité simplement parce qu'il a cessé de nous être utile est
contraire à la loi naturelle comme à la bonne foi.
4. Les circonstances doivent comporter l'urgence et la « nécessité » (necessitas
non habet legem) : c'est l'excuse de nécessité. Selon Aristote[2], ceux qui jettent
une cargaison par-dessus bord au cours d'une tempête agissent certes
volontairement, mais les circonstances les contraignent à un choix qu'ils n'auraient
pas fait spontanément. De telles actions se font à contre-cœur, avec tristesse.
La raison d'État est l'objet d'une casuistique. D'un côté, Jacques Maritain[3]
déclare : « L'essentiel est qu'il y ait, objectivement et en soi, une différence certaine
entre la ruse légitime et la tromperie immorale. Discerner cette différence dans telle
ou telle circonstance particulière est l'affaire d'une casuistique bien fondée ou,
mieux encore, du jugement vécu d'une authentique “prudence” ». De l'autre, Jean
Bodin reconnaît : « Il n'est pas si aisé à juger quand un prince tient quelque chose
d'un bon roi et d'un tyran. Le temps, les lieux, les personnes, les occasions qui se
présentent, contraignent souvent les princes à faire choses qui semblent
tyranniques aux uns et louables aux autres[4]. »
Ajoutons que raison d'État et secret d'État vont souvent de pair. « Il existe
souvent, dit Guichardin, entre le palais et la place (publique), un brouillard si épais
ou un mur si massif que, le regard des hommes n'y pénétrant pas, le peuple en sait
tout aussi long sur ce que fait celui qui gouverne ou sur les raisons pour lesquelles il
le fait que sur les affaires des Indes. Et voilà pourquoi le monde s'emplit aisément
d'opinions erronées et vaines[5]. »
Rares sont ceux qui sont au conseil du roi et connaissent les arcana imperii. C'est
Tacite qui a introduit l'expression « arcana domus » : « Les secrets de la maison
impériale ne doivent pas être révélés à tout venant : telle est la règle du pouvoir
absolu et le système ne peut fonctionner que si l'on ne doit de comptes qu'à un
seul[6]. » De là vient le nom de tacitisme pour désigner les pratiques tyranniques de
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