Dissertation sur les romans du « réalisme magique »,
Lianke, Rushdie, Marquez
« Le réel est, à tous les instants, ébouriffant et contraire à la raison et
à la logique, mais, en même temps, pourvu d'une réalité, d'une logique
internes, que les gens ne voient pas, plein d'absurdité, d'un réalisme
mythique complexe, d'événements et de réalités désordonnées. Il
représente
l'ombre sous le soleil le plus radieux, l'obscurité dans la plus grande
clarté »
À l’instar de Maria Rilke décrivant le mouvement paradoxal de la vie et de la mort à
travers les vers « Fleurir et se faner/ Sont à notre conscience un seul et même temps »
(Élégies de Duino, 1923), vers faisant intimement écho à la « Glose sur la Providence » de La
Fuite du temps (2014), Yan Lianke nous invite à interroger la complexité de la bigarrure réel
quand il dit que « Le réel est, à tous les instants, ébouriffant et contraire à la raison et à la
logique, mais, en même temps, pourvu d’une réalité, d’une logique interne, que les gens ne
voient pas, plein d’absurdité, d’un réalisme mythique complexe d’événements et de réalités
désordonnées. ». Loin d’être un long fleuve tranquille, le réel se présenterait à nous le plus
souvent de manière déroutante et contraire à la raison. Or, sous cette apparente irrationalité
marquée par la diversité et le désordre se cacherait en vérité une « logique interne », une unité
faisant sens mais qui n’est pas visible au premier abord et que l’on doit décrypter à la manière
du jeu rushdien des serpents et des échelles. L’expression « réalisme mythique », désignée
binairement comme « l’ombre sous le soleil le plus radieux, l’obscurité dans la plus grande
clarté », est définie par le romancier comme « l’explora[tion] du réel jusque dans son
invisibilité ou son irrationalité, au moyen des constructions imaginaires léguées par la
tradition culturelle ». Elle permet de cristalliser l’acmé de la tension entre le réel et
l’imaginaire au cœur de la fiction romanesque. Ainsi, ce jeu duel de clair-obscur au terme
d’un énoncé antithétique nous sollicite alors, non plus à dissocier primairement le réel de
l’imaginaire, le rationnel de l’irrationnel ou encore l’ordre du désordre, mais à réinterroger le
réel à la lumière d’une esthétique de la fusion comme le suggère l’oxymore « réalisme
mythique » unissant les contraires. Dès lors, dans la lignée de Joyce, ce principe alchimique
nous invite à voir au-delà « du » réel, la pluralité effective « des » réels qui élargissent les
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, rhizomes de notre champ de vision du monde. Il convient ainsi de nous demander dans quelle
mesure le « réalisme magique » qui traverse nos trois œuvres au programme, permet une
conciliation des contraires afin de mieux exprimer la complexité du réel ? Jouissant d’un
certain « flou théorique » (Charles Scheel), cette notion est apte à être remaniée par les trois
romanciers en fonction de leurs projets romanesques qui suivent chacun des trajectoires
particulières. Nous étudierons dans un premier temps le caractère « ébouriffant » de ces
œuvres marquées par l’empreinte de mythes et autres phénomènes éloignés d’un réel terre-à-
terre, avant de nous pencher dans un second temps sur la question d’un « réel » traumatique
qui se cache sous le voile de la fiction. Enfin, nous envisagerons la coexistence entre réel et
imaginaire comme principe miroir déformant de la réalité permettant d’enrichir l’expérience
du lecteur.
Tout d’abord, notre triade romanesque affiche un certain caractère « ébouriffant et
contraire à la raison et à la logique » au regard de la doxa. Le lecteur peut être en effet dérouté
par la structure des œuvres à travers le traitement singulier du temps qui donne un vertigineux
sentiment de répétition. Dans l’œuvre de Lianke, le temps inversé où « toute chose poursuit
son retour vers l’état originel » nous entraine dans un temps mythique des origines propre à
nous faire basculer vers un âge d’or aboutissant à la fin par la naissance de Sima Lan dans un
mouvement de Reverdie. Mais c’est essentiellement le sentiment d’un temps cyclique liée à la
répétition de motifs similaires, tels que la succession de chefs de villages et de désastres qui
plonge le lecteur dans un temps sisyphéen et mythique. Chez Marquez, le sentiment
d’atemporalité magique se signale dès le départ par le ressassement d’un début de roman qui
peine à démarrer. Le sentiment d’un temps à l’arrêt ou qui se répète, se signale narrativement
par le leitmotiv « Bien des années plus tard […] » qui parcourt de manière obsessionnelle le
roman, ou bien de manière explicite par les personnages eux-mêmes comme lorsqu’Ursula
prend conscience que le temps « tournait en rond sur lui-même », - circularité faisant écho à la
spirale infernale de la répétition des prénoms et des destins tragiques -. Chez Rushdie, le
roman offre un monde fragmenté sans véritable ligne directionnelle qui témoignage de la
« création bizarre d’un esprit désordonné et malade ». Le narrateur, victime de la « tyrannie
des horloges affables » partage au lecteur l’expérience d’une temporalité bouleversée minée
de prolepses, d’analepses et de résumés qui détraque toute logique linéaire. La critique
Catherine Pesso Miquel déclare ainsi que le brouillage de la linéarité du temps « contrecarre
l’illusion que les événements doivent s’enchaîner de façon logique et inéluctable ». Par
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