Les Enfants de minuit, Salman Rushdie
Commentaire de Texte « Jamila la chanteuse » p. 570 « À minuit » - p. 574 « fin »
Liste de commentaires complémentaires en annexe (p. 8 à 24)
La Fuite du temps
Cent ans de solitude
Les Enfants de minuit
À la fin du chapitre « l’assèchement et le désert », nous découvrons que Saleem et sa
famille quiOent Bombay pour s’installer à Karachi. RessenU pour Saleem comme une véritable
déchirure faisant écho au drame de la ParUUon, ce départ sonne le glas de ses pouvoirs
magiques qui sont aussitôt compensés par une nouvelle faculté : celle d’un sens olfacUf aigu
qui se précise dans le chapitre « Jamila la chanteuse ». Notre passage, qui s’inscrit à la fin de
ce chapitre marqué tout au long par un système d’opposiUons entre Saleem et Jamila, l’islam
et le socialisme, le profane et le sacré, la vérité et le mensonge, s’éclaire à la lumière d’une
succession d’événements qui permeOent de mieux saisir la complexité de cet extrait placé à
un moment central et de transiUon de l’œuvre où Salem qui quiOe Bombay pour s’installer
dans ceOe terre étouffante de la pureté. Au fil du chapitre, nous apprenons que Salem déUent
désormais le pouvoir de renifler la vérité, qu’aux yeux de sa mère, l’arrivée à Karachi incarne
le rêve d’un nouveau départ qui échappe complètement à son fils qui reste aOeint de
Bombayite, et qui ne saurait pardonner à Karachi de ne pas être Bombay. Plus encore, l’entrée
sur le sol pakistanais engendre la métamorphose de la sœur de Saleem. Le masque rebelle du
« Singe de cuivre », tombe pour donner lieu à celui du tchador doré qui file la métaphore du
drap troué et sonne la naissance de « l’Ange du Paskistan » empli de patrioUsme et de
dévoUon. Or, tandis que Jamila s’enferme toujours un peu plus dans son palais doré de la
pureté, Saleem devient la figure anUthéUque de sa sœur, véritable Janus du profane qui plonge
dans les voies de la transgression. On assiste ainsi à l’aveu amoureux de Saleem au cours d’une
scène nocturne permise par le pouvoir du vent chaschicin qui délie les langues, aussi bien celle
de Salem que de Mutasim qui est également tombé amoureux d’elle. Le choix du récit
enchâssé du conte de fée, au cœur de la digèse peut surprendre mais est moUvé par la volonté
du narrateur de recapUver l’aOenUon de son auditrice Padma qui a été scandalisée par la scène
entre Salem et Tai Bibi qui est parvenu à lui arracher l’aveu de son amour incestueux. Tous ces
éléments permeOent d’interroger la quesUon d’une telle mise en abyme de la ficUon dans la
ficUon.
On disUngue dans notre passage 3 grands mouvements scandés par de peUts paragraphes
servant d’intermèdes : le premier mouvement, suit le cheminement de Salem de son réveil
jusqu’à son entrée dans la chambre de sa sœur qui donne lieu à la scène de confrontaUon avec
,Mutasim. Le second mouvement, reléguant Mutasim au second plan, centre toute l’aOenUon
sur la scène de l’aveu amoureux de Saleem. Enfin, le dernier mouvement, tend à brosser la
journée du lendemain qui est marquée par le triomphe poliUque de la Ligue musulmane et
s’achève sur un passage réflexif sur la quesUon du mensonge et de la vérité.
Il convient alors de se demander dans quelle mesure l’écriture protéiforme, c’est-à-dire la
« fantaisie » comme d’écrit Rushdie, permet la coexistence effecUve de « réalités
alternaUves » ?
Notre passage s’ouvre donc sur le monde topique du songe et de la nuit, à travers le déicUque
temporel « à minuit » renvoyant : dans l’univers collecUf du conte, à une heure cruciale à la
fois de transformaUon mais aussi de révélaUon, : et à l’échelle de l’œuvre : à la naissance de
Saleem qui dégringole dans le monde. Ici, c’est l’heure de l’aveu amoureux placé sous le signe
de la nuit et d’une lune à la lumière blanche et épiphanique, témoin secrète et céleste de la
confidence amoureuse. Loin d’être brusque, l’éveil de Salem semble doux comme en témoigne
l’allitéraUon sonore en S de « Saleem s’éveilla et s’aperçut qu’il serrait dans sa main » porté
par un rythme binaire par les deux verbes trisyllabiques « s’éveilla/ s’aperçut ». Dans ce
passage marqué par l’esthéUque du conte qui est explicitement annoncée à la p. 564 et dans
notre extrait à travers la formule conclusive « ils furent heureux… », nous retrouvons dans la
narraUon des formules renvoyant à l’univers du conte tel que « et un parchemin fut pressé
contre une peau » où l’indéfini et le passé simple traduisent le caractère ellipUque de ce
passage qui passe sous silence le caractère profondément transgressif de cet objet. Le
narrateur semble ainsi accorder un soin tout parUculier à la dimension musicale de son conte
pour entraîner les lecteurs dans sa fantaisie. Les assonances en (é) et (u) dans la phrase « les
couloirs obscurs du palais où s’accumulaient les rebuts d’un monde déchu » montrent le
pouvoir hypnoUque du conteur qui nous envire avec ses paroles, à l’image même de Saleem
qui est enviré par le « du vent du nord » rempli du pouvoir hallucinatoire du hascnich qui,
depuis Baudelaire, marque l’entrée dans les paradis arUficiels. Mais au paradis, se subsUtue
plutôt ici le lieu topique du « palais » présent dans les contes et bien sûr des Mille et une nuits,
moUvé par la métaphore des « femmes dormant dans les pièces du zenana » qui dessinent un
monde assoupi au cœur d’un palais oriental signalé par la variaUon diastrique du « zenana ».
Parmi le florilège éléments qui marquent l’univers du conte nous retrouvons de ce fait la
métaphore du « parchemin » qui sera par la suite posiUvement recaractérisé par l’adjecUf
axiologique « magique », conférant ainsi à ce passage une tonalité surnaturelle à travers ce
support d’écriture à la fois sacré et ancien qui nous ancre dans un héritage aussi lointain que
celui des contes. Nous savons que c’est sur ce parchemin même qu’est écrit la leOre d’amour
et d’envoûtement de Mutasim afin d’ensorceler le cœur de Jamila. Or, tandis que Mutasim est
désigné à plusieurs reprises dans ce passage par la périphrase stéréotypée « le beau
Mutasim » renvoyant au « beau prince charmant », Saleem se détache du cadre descripUf,
étant raOaché principalement à des verbes d’acUon et de volonté au passé simple tels que
« décida/passa/choisit », faisant de lui un personnage acUf. C’est sans doute parce que Saleem
semble entreprendre un chemin iniUaUque, suivant plusieurs étapes comme a pu le théoriser
Todorov dans son analyse structuraliste des contes. Ainsi, de son réveil dans le lieu inUmiste
de la chambre, Saleem parcourt de « sombres couloirs » pour ensuite franchir le seuil d’une
porte et arriver enfin dans la chambre de Jamila. Le narrateur nous livre dans ce cheminement
iniUaUque une plongée dans un monde inquiétant – du moins déroutant, qui pourrait déjà
préfigurer la dimension hybride du passage. Le passage piOoresque de Saleem parcourant les
, couloirs invite à être lu comme une plongée dans le monde du rêve par de nombreux aspects :
signalons tout d’abord que le premier paraphe consUtue à lui seul une phrase qui traduit le
ravissement du conteur qui se laisse emporter par sa fantaisie. La plume se fait volonUers
énuméraUve, et à la fois paratacUque et polysyndéUque, à l’image du verbe central de ce
passage : « accumuler ». L’énuméraUon qui commence par « les rebuts d’un monde déchu »
jusqu’à « caille dorée » dessine ainsi ce mouvement d’accumulaUon, où les images vont et
viennent en désordre comme dans un songe. La verve hyperbolique de Rushdie dépasse ici
même le simple stade de l’hyperbole qui se transforme en adynaton à travers les visions
gargantuesques du « milliard de mites » et des « 111 111 cailles dorées tuées en un seul jour ».
Or, comme nous l’avons évoqué, ce parcours dans les couloirs est marqué par une inquiétante
étrangeté qu’elle soit signalée à la fin par la métaphore morUfère des « des oiseaux morts »,
ou signalée dès le début par les « couloirs obscurs » qui entrent en résonnance avec la maison
désordonnée, poussiéreuse et obscure de Ghani au premier chapitre. Un parallèle entre la
figure d’Adaam Aziz qui s’apprête à découvrir Naseem et Saleem qui s’aprête à pénétrer à son
tour dans la chambre de Jamila semble se dessiner. Nous retrouvons en effet une même
aOenUon portée à la poussière et au caractère surannée des objets : les armures sont rouillées,
les tapisseries sont anciennes et la caille dorée est poussiéreuse. Le caractère hétéroclite,
vétuste et grandiloquent des objets que croise Saleem évoque finalement un monde à
l’abandon marqué par la décrépitude dans le sillage de Ionesco à travers Le roi se meurt. Ainsi,
loin de nous plonger dans la descripUon d’un monde réaliste, la traversée piOoresque de
Saleem à travers une fresque historique s’étendant sur plusieurs siècles et nous plongeant à la
fin dans un souvenir divers avec le nabab, ainsi que la croisée d’éléments tout aussi divers
(objets d’art/ mamifères aquaUques/ objets d’ornements) évoque le passage même de l’état
d’éveil à celui de l’ensommeillement que performe le conteur qui nous plonge dans le monde
étrange de son propre conte dont il redéfinit les contours. Et ceOe redéfiniUon, comme nous
allons le voir, passe par un travail de distanciaUon comique.
Cet extrait est traversé par de nombreux topoi liOéraires, enrichi d’une intertextualité qui
révèle toute la plume comique de Rushdie qui s’amuse avec les codes génériques du conte, du
théâtre, du cinéma et qui joue même sur une tension entre une écriture poéUque et prosaïque
qui entre à moindre échelle en écho avec système d’opposiUon mulUples au cœur de ce
passage.
Le caractère transgressif où Saleem entre dans la chambre de sa sœur, transgressant ainsi le
moUf liOéraire du paraclausyUron où l’amant devrait rester au seuil de la porte close de sa
dame, est par conséquent désamorcé par l’arrivée inopinée de Mutasim qui crée un comique
de situaUon renversant le topos liOéraire de la scène de balcon. Ce comique se double ici d’un
comique de caractère puisque le narrateur nous apprend que, loin d’être animé par une
passion véritable, Mutasim grimpe simplement pour saUsfaire sa curiosité de regarder le
visage mystérieux de Jamila : « Le beau Mutasim ne craignant plus rien à cause de son béguin
pour Jamila et du vent chargé de haschich avait décidé de voir son visage quel que soit le prix
à payer ». L’obstacle de l’interdit, qui fait songer au conte de Psychée et Cupidon où il est
défendu à Psychée de regarder le visage du dieu de l’amour, est auréolé d’une dimension
épique autour du verbe « craindre »/ et de l’expression du « prix à payer », qui tourne en
dérision la situaUon puisque nous réalisons que ce n’est pas tant le courage de Mutasim qui le
pousse à aller voir Jamila, mais bien l’effet magique du haschich qui le désinhibe. Mutasim
apparaît alors comme un anU-héros, un anU-prince charmant qui donne lieu à une scène de
confrontaUon plus comique encore où Saleem le menace en bluffant alors qu’il est accroché