Explication linéaire du sonnet IX de Ronsard : « Quand je pense à ce jour où je la vis si belle/
Toute flamber d'amour, d'honneur et de vertu »
Le poème « Quand je pense à ce jour, ou je la vey si belle » est le sonnet IX de la
section Sur la Mort de Marie qui est une pièce rattachée en 1578 au Second Livre des Amours
de Ronsard. Nous nous demanderons comment sous le prétexte de livrer un sonnet élégiaque
sur la perte de la femme aimée, Ronsard réinvente la lyrique amoureuse pour livrer un
message universel. Les mouvements de ce sonnet en alexandrins, de type marotique, suivent
la logique structurelle du sonnet qui témoigne d’un véritable talent oratoire du poète. En effet,
deux mouvements bien distincts se dégagent. Dans un style bas et doux qui rappelle celui la
Continuation et Nouvelle Continuation des Amours, Ronsard évoque dans un premier temps le
souvenir de la vision fulgurante de la femme aimée et de la blessure d’amour qui lui est
infligé, avant d’exprimer de manière éloquente sa plainte élégiaque suite à la mort de l’être
d’élection. Puis, dans un second temps marqué par le passage des quatrains aux tercets, le
poète adopte une posture réflexive vis à vis de l’inconstance de l’amour, de la mort et du
monde dans une rupture tonale où le « je » intime du poète laisse place finalement à un « jeu »
poétique.
I) De l’évocation d’un souvenir d’amour à la plainte élégiaque de l’amour et la mort (du
premier au second quatrain)
Le sonnet s’ouvre sur l’évocation d’un souvenir d’amour, celui du souvenir d’une femme
aimée. Ronsard crée longuement des figures féminines sans se soucier de leur type individuel.
Il voit en elles la beauté mais plus encore le modèle idéal, le patron interne auquel il n’a cessé
de se référer. Elles représentent un éternel féminin. Ainsi, le ton des deux premiers vers se fait
encomiastique. La défunte se doit d’être immortelle aussi bien dans les esprits que dans les
cœurs ; aussi il est question ici du souvenir impérissable qu’elle laisse aux vivants éplorés.
Elle apparaît anonymement dans le pronom personnel féminin « la » dès le premier vers.
Ainsi dès le début du sonnet, le Vendômois donne à voir, non plus Marie, - qui n’est pas
même nommée, mais une femme abstraite au portrait vague et idéalisé. En effet, elle est
définie par l’adjectif qualificatif apposé « belle » (vers 1) qui d’ailleurs est renforcé par
l’adverbe d’intensité « si » comme pour en montrer le caractère suprême. Le matérialisme
sensualiste de Ronsard s’exprime sans équivoque. L’esprit ne peut rien que par le corps. Le
poète en fait l’expérience à la mort de Marie et en effet, la défunte lui échappe et il ne la
retrouve un instant que par le souvenir de sa beauté. Elle est également décrite par trois
substantifs abstraits : « amour », « honneur » et « vertu » (vers 2). Ces quatre attributs forment
toute sa personne comme en témoigne l’emploi de « toute » au deuxième vers qui remplace la
locution adverbiale « tout entière ». Ils sont certainement pour Ronsard les attributs cardinaux
de la femme idéale à l’image de Pétrarque. Elle perd ainsi toute matérialité pour devenir
incarnée, allégorique. Cette définition de la femme aimée apparait dans le cadre du souvenir
de la rencontre avec cette dernière, dans l’immédiateté du regard : il la « vey » (vers 1).
L’amour se définit avant tout comme un coup de foudre qui s’affiche dans une violence
extrême, sorte de flèche qui transperce le regard de l’amant. Cette violence est soulignée par
la sémantique du verbe « traverser » (vers 5). Le premier quatrain consiste en l’évocation de
cette première rencontre avec la femme aimée qui est synthétisée dans un unique substantif, le
« jour », placé à la césure dans le premier vers et donc mis expressivement en valeur. Le «
, jour » évoque l’instant de la rencontre dans sa brièveté mais implique aussi une notion de
lumière, de clarté qui entre en résonance avec l’éclair de l’innamoramento. En effet, la
métaphore de la flèche, « le trait mortellement pointu » (vers 3), arme cruelle qui blesse de
loin, est alors utilisée pour dire l’énergie coruscante de la fulgurance passionnelle puisqu’elle
atteint « le cœur » du poète (vers 5). Ceci entre en résonance avec l’emploi de l’infinitif «
flamber » (vers 2), seule occurrence d’un amour passionnel. Mais ici, la flèche abandonne son
acuité fulgurante ; elle inflige une blessure permanente qui vainc le temps et se perpétue sur le
modèle pétrarquiste dans la seconde partie de son Canzoniere, “In Morte di Madonna Laura”.
D’ailleurs, le substantif de « playe » utilisé par le poète rejoint ici son origine étymologique, «
plaga », qui signifie la preuve visible du coup porté. La blessure fait alors trace, elle est la
marque lisible du coup de foudre qui ne se découvre que dans l’intérieur de l’être ; elle
devient ici cicatrice qui s’inscrit dans le temps. La métaphore du trait est donc moins la pointe
instantanée de l’innamoramento que le regret éternel qui s’énonce. Ceci est souligné par le
poète dans la comparaison du troisième vers, « comme un trait mortellement pointu », dont le
comparé n’est autre que « le regret », mis en exergue par sa position à l’initiale du vers. Si
cette flèche reste un instrument de mort comme le souligne l’adverbe « mortellement » (vers
3), elle est surtout le trait d’union entre le vivant et la morte et dépasse donc d’une certaine
manière la mort. La plaie amoureuse est caractérisée par le rapport qu’elle entretient avec le
temps. En effet, si la blessure provient de la fulgurance du regard qui frappe dans
l’instantanéité, le mal provoqué devient aussitôt chronique, d’où l’adjectif « eternelle » au
quatrième vers qui qualifie la plaie. Au-delà du temps humain, la plaie s’ouvre sur une
pérennité amoureuse ravivée par les incessants retours des regrets qui font compulsivement
revivre l’instant fatal de la rencontre. On note en effet le présent de répétition, « je pense »
(vers 1) qui est introduit par la conjonction « quand » qui a pour sens ici « chaque fois que,
toutes les fois que ». La blessure offre un motif qui se fige dans la permanence et qui arrête la
déréliction des jours. D’ailleur la douleur du poète n’est en rien allégorique, elle est concrète ;
empreinte de force et de profondeur.
Dans le second quatrain, la vision de la femme idéalisée et abstraite s’atténue pour
nous plonger dans un registre profondément élégiaque où le poète met l’amour et la mort au
cœur de son poème. La plainte est personnelle comme en témoigne l’usage, dans les deux
quatrains, de la première personne du singulier ainsi que des marques du possessif de
première personne. La plainte est exprimée sans aucun détour ou artifice. La métaphore de la
« plaie éternelle » (vers 4) laisse donc place ici à une dimension plus mortifère où la douleur
du poète se fait absolue. Ronsard se place ici en véritable amant éploré travaillant suavement
son style et ses effets pour souligner sa souffrance : « Alors que j’espérais la bonne grâce
d’elle / L’Amour a mon espoir par la Mort combattu » (vers 5 et 6). Ronsard ouvre son
cinquième vers sur l’ adversatif « Alors que » qui crée une rupture de tonalité dans la
narration, nous faisant retomber alors dans un instant présent plus frappant et vivant à
l’image finalement d’une plaie ouverte. Dans sa volonté de décrire l’instant, le poète
abandonne alors le matiérisme pour un maniérisme plus saisissant, faisant tomber la figure
féminine dans l’anonymat le plus total. La femme est ainsi rejetée en fin de vers, réduite à un
simple pronom « elle » qui l’éloigne doublement du poète : à la fois de manière visuelle et de
manière symbolique. Ronsard tend ici à une mise en distanciation de la femme aimée qui
revêt ici l’allure archétypale de la dame inétaniable face à laquelle il rêve d’obtenir ses
faveurs ainsi qu’un amour possible comme en témoigne les termes « bonne grâce ». Dans une
esthétique de fin’ amor, le poète est placé dans une situation d’espérance et d’incertitude face
à l’avenir. Celui-ci est réduit à espérer seulement. La répétition de ce verbe, « j’espérais » (vers
5 et 8), et son positionnement qui encadre la strophe est d’ailleurs éloquent. D’autant plus qu'il
s’agit d’un polyptote supplé d’une tournure chiasmatique : « mon espoir » (vers 6 et 7). Cette