OE2 Personnages en marge et amour du romanesque : La mort des amants (Belle du Seigneur d’Albert Cohen)
Alors, il la prit dans ses bras, et il la serra, et il baisa les longs cils recourbés, et c'était le premier soir, et il la serrait de tout
son amour mortel. Encore, disait- elle, serre-moi encore, serre-moi plus fort. Oh, elle avait besoin de son amour, en voulait
vite en voulait beaucoup, car la porte allait s'ouvrir, et elle se serrait contre lui, voulait le sentir, le serrait de toutes ses
mortelles forces. À voix basse et fiévreuse, elle lui demandait s'ils se retrouveraient après, là-bas, et elle souriait que oui, ils
se retrouveraient là-bas, souriait avec un peu de salive moussant au bord des lèvres, souriait qu'ils seraient toujours
ensemble là-bas, et rien que l'amour vrai, l'amour vrai là-bas, et la salive maintenant coulait sur son cou, sur la robe des
attentes.
Et voici, ce fut de nouveau la valse en bas, la valse du premier soir, valse à la longue traîne, et elle avait le vertige, dansant
avec son seigneur qui la tenait et la guidait, dansant et ignorant le monde et s'admirant, tournoyante, dans les hautes
glaces s'admirant, élégante, émouvante, femme aimée, belle de son seigneur.
Mais ses pieds s'alourdissaient, et elle ne dansait plus, ne pouvait plus. Où étaient ses pieds? Étaient-ils allés les premiers
là-bas, l'attendaient-ils là-bas dans l'église en forme de montagne, l'église montagneuse où soufflait le vent noir? Oh, quel
appel, et la porte s'ouvrait. Oh, grande la porte, profond le noir et le vent soufflait hors de la porte, le vent sans cesse de
là-bas, le vent humide odeur de terre, le vent froid du noir. Aimé, il faut mettre ton manteau.
Oh, maintenant un chant le long des cyprès, chant de ceux qui s'éloignent et ne regardent plus. Qui lui tenait les jambes ?
Le raidissement montait, s'étendait avec un froid, et elle avait de la peine à respirer, et des gouttes étaient sur ses joues, et
un goût dans sa bouche. N'oublie pas de venir, murmure-t-elle. Ce soir, neuf heures, murmura-t-elle, et elle saliva, eut un
sourire stupide, voulut reculer la tête pour le regarder mais elle ne pouvait plus, et là-bas une faux était martelée. Alors, de
la main, elle voulut le saluer, mais elle ne pouvait plus, sa main était partie. Attends-moi, lui disait-il de si loin. Voici venir
mon divin roi, sourit-elle, et elle entra dans l'église montagneuse.
Albert Cohen, Belle du Seigneur, Ed. Gallimard, 1968.
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INTRODUCTION
Albert Cohen, écrivain suisse (1895-1981), est célèbre pour son œuvre majeure "Belle du Seigneur"
parue en 1968. Ce roman, cinquième volume de la "Solitude du pouvoir", se déroule dans les années 1930 à
Genève, au sein des institutions internationales.
"Belle du Seigneur" explore la relation passionnée entre Solal, haut fonctionnaire à la Société des
Nations, et Aline, une femme séduisante. Ce récit complexe, influencé par l'expérience personnelle de Cohen
en tant que Juif suisse pendant la Seconde Guerre mondiale, aborde les conflits intérieurs, l'antisémitisme, et
les dilemmes moraux. Le roman transcende les frontières géographiques et temporelles, devenant un
chef-d'œuvre universel qui explore la fragilité de l'amour et la complexité des relations humaines.
PASSAGE
La dimension romanesque et sentimentale du récit trouve son apogée dans les dernières pages du
roman.En effet, bien que les héros s’aiment, leur passion est en proie à la jalousie et n’est pas à la hauteur de
leurs aspirations. C’est pour cette raison qu’ils décident de se suicider ensemble.
— — — — — — — — — — — — — — — — LECTURE DU TEXTE — — — — — — — — — — — — — — — —
PROBLÉMATIQUE
Nous nous demanderons alors comment leur mort est rendue poétique par une vision idéalisée de
l’amour.
MOUVEMENTS
Nous nous intéresserons au récit tragique de leur mort dans le premier mouvement, qui laisse peu à
peu place à une vision fantasmée et idéalisée de la mort.
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MVT 1 - La mort des amants (vision tragique)
Extrait Procédés Analyse
Alors, il la prit dans ses ● Gradation du voc de l’enlacement ➔ Met en avant la succession d’action qui gagne
bras, et il la serra, et il + Association des pronoms féminin en intensité et en affection > union des amants
baisa les longs cils
et masculin est éternelle.
recourbés, et c'était le
premier soir, et il la
● Oxymore amour mortel ➔ Attribue une dimension dramatique voire
serrait de tout son amour
tragique à l’amour passionnel. Son amour est
mortel. Encore, disait-
elle, serre-moi encore,
● Répétition de serre-moi tellement fort qu’il peut en mourir.
serre-moi plus fort. + Adv encore ➔ Effet de supplication, renforce la tension
émotionnelle et tragique.
Oh, elle avait besoin de ● Métaphore la porte allait s'ouvrir ➔ Symbolise passage vers la mort + que leur mort
son amour, en voulait + imparfait valeur future proche est imminente et renforce l’urgence et
vite en voulait beaucoup,
+ Adjs vite et beaucoup l’intensité de la situation.
car la porte allait
s'ouvrir, et elle se serrait
contre lui, voulait le
sentir, le serrait de toutes
ses mortelles forces.
À voix basse et fiévreuse, ● Champ lexical de la maladie ➔ Effets de l’éther sur Arianne très décrits qui
elle lui demandait s'ils se fiévreuse, salive moussant, salive [...] rendent la scène plus tragique et réaliste
retrouveraient après,
sur son cou. ➔ Dimension mystique de la mort et de l’au-delà
là-bas, et elle souriait [...]
+ Focalisation interne
et rien que l'amour vrai,
➔ Fébrilité du personnage, souhaite s’assurer de
l'amour vrai là-bas, et la
● Répétition de là-bas la pureté de l’amour. Mais montre l’acceptation
salive maintenant coulait
sur son cou, sur la robe
+ Interrogative indirecte de leur mort, typique de la tragédie
des attentes.
➢ Dans ce mvt, la mort des deux amants arbore une dimension tragique et réaliste notamment à travers
l'acceptation de leur mort et les effets détaillés du poison??