Histoire de la philosophie
Première partie : Antiquité
Sylvain Delcomminette
Le Gorgias de Platon
1
, INTRODUCTION
Le thème du cours de cette année sera le Gorgias de Platon, que nous lirons dans la
traduction de Monique Canto-Sperber parue aux éditions GF-Flammarion1.
PLATON est né à Athènes en 428/7 avant notre ère, où il est mort en 348/7 après avoir
fondé la première école philosophique : l’Académie. À bien des égards, il peut être considéré
comme le premier philosophe, celui qui institue la philosophie comme une discipline à part
entière. Certes, depuis Aristote, on a coutume de considérer que la philosophie naît deux siècles
plus tôt, avec THALÈS DE MILET (VIIe-VIe siècle avant notre ère). Mais elle ne se nommait pas
encore ainsi à cette époque ; et si Platon n’est pas l’inventeur des termes « philosophie » et
« philosophe », il est certainement celui qui leur a pour la première fois conféré un sens
technique, d’ailleurs complexe et rarement suivi comme tel par la suite. Bien plus, l’œuvre de
Platon est incomparablement plus étendue que celle de ses prédécesseurs, et couvre l’ensemble
des champs et des problèmes qui formeront son domaine par la suite. C’est à ce titre que l’on
peut considérer que c’est lui qui institue à proprement parler la philosophie comme discipline.
Platon a écrit vingt-sept dialogues (ou vingt-huit si l’on inclut l’Alcibiade, parfois
considéré comme inauthentique), que l’on répartit généralement en trois périodes :
(1) Les Dialogues de jeunesse : l’Apologie de Socrate, le Criton, l’Euthyphron, les deux
Hippias, le Lachès, le Charmide, le Lysis, le Protagoras, l’Euthydème, l’Ion, le
Ménexéne, le Cratyle, le Gorgias, le Ménon (ces trois derniers étant souvent considérés
comme constituant la transition entre ce groupe et le suivant). À ceux-ci, certains
ajoutent le premier livre de la République, considérant qu’il aurait connu une première
version indépendante de la suite, et le Premier Alcibiade.
(2) Les Dialogues de maturité : le Phédon, le Banquet, le Phèdre, la République (du moins
les livres II-X), le Parménide, le Théétète.
(3) Les Dialogues de vieillesse : le Sophiste, le Politique, le Philèbe, le Timée, le Critias,
les Lois (ces deux derniers étant inachevés).
La plupart de ces dialogues mettent en scène SOCRATE, que l’on peut considérer comme le
maître de Platon (469-399), même si lui-même affirmait ne pas avoir de disciples. Platon n’est
pas le seul à avoir composé des dialogues socratiques : de nombreux autres membres du cercle
socratique (XÉNOPHON, EUCLIDE DE MÉGARE, ANTISTHÈNE, ESCHINE, PHÉDON D’ÉLIS, etc.) ont
fait de même, donnant lieu à un genre littéraire à part entière : celui des logoi sôkratikoi, des
« discours socratiques ». Simplement, la plupart de ces œuvres (à part celles de Xénophon) ont
été perdues ou ne nous sont parvenues que dans un état très fragmentaire, à la différence de
celles de Platon – l’un des très rares auteurs antiques dont la totalité des écrits soit parvenue
jusqu’à nous. Bien plus, les dialogues platoniciens possèdent des qualités littéraires et
philosophiques exceptionnelles qui les distinguent de ceux de ses contemporains, pour autant
que nous puissions en juger.
Pourquoi Platon écrit-il des dialogues socratiques ? Il y a à cela à la fois des raisons
historiques et des raisons philosophiques. Les raisons historiques tiennent essentiellement au
destin de Socrate et à son influence. Bien qu’il n’ait rien écrit, Socrate a profondément marqué
ses contemporains par sa manière d’engager la discussion sur l’espace public avec des jeunes
gens, des hommes politiques, des généraux, ou encore des sophistes. Dans ces entretiens,
Socrate s’attachait à révéler au grand jour l’ignorance de ses interlocuteurs, en particulier de
ceux qui se prétendaient détenteurs d’un savoir qui justifierait leur influence, opérant ainsi une
remise en question radicale des valeurs traditionnelles. Une telle action a évidemment déplu
1
Platon, Gorgias, Présentation et traduction par Monique Canto-Sperber, Paris, GF-Flammarion, 1987.
2
, aux défenseurs de l’ordre établi, d’autant plus qu’elle semble avoir eu une grande influence sur
la jeunesse d’alors. Par ailleurs, Socrate ne se privait pas de critiquer parfois violemment la
démocratie athénienne et de souligner certains avantages du régime spartiate, ce qui, en pleine
guerre du Péloponnèse, fut particulièrement mal vu. Il faut dire également que certains
« disciples » de Socrate, en particulier Critias et Alcibiade, ont participé à des épisodes peu
glorieux de l’histoire athénienne, et que Socrate a sans doute été considéré comme au moins
indirectement responsable de leurs exactions. L’indépendance religieuse de Socrate, qui
paraissait faire peu de cas des dieux traditionnels et surtout prétendait entendre en lui-même la
voix d’un « démon » lui interdisant d’accomplir certaines actions (et, selon la version de
Xénophon, lui conseillant d’en accomplir d’autres), semble également être apparue comme une
menace pour l’ordre civique. Toujours est-il qu’en 399 avant notre ère, alors qu’il était âgé de
septante ans, Socrate fut accusé par Anytos, Mélétos et Lycon de corrompre la jeunesse, de ne
pas croire aux dieux de la cité et d’introduire de nouvelles divinités. Au cours de son procès,
Socrate refusa de se plier aux pratiques de défense traditionnelles (discours apologétique,
supplications, etc.), ne voulant utiliser d’autre témoin que sa propre vie de justice. Cette attitude
a pu passer pour de l’arrogance ; en tout cas, Socrate fut condamné à mort. Il accepta cette
condamnation sans fléchir, refusa de s’enfuir de sa prison pour s’exiler dans une autre cité (ce
qui semble avoir été une pratique relativement courante dans les cas de ce genre) et but la ciguë
quelques jours plus tard au milieu de ses amis, avec un calme et une noblesse d’âme que Platon
a immortalisés dans les dernières pages du Phédon et qui l’ont fait passer à jamais dans la
légende.
Il est clair qu’un des objectifs de Platon et des autres membres du cercle socratique en
écrivant leurs dialogues est de perpétuer la mémoire de Socrate et de pérenniser son influence.
Mais dans le cas de Platon, l’adoption de la forme dialoguée a des raisons plus profondes,
proprement philosophiques. En effet, Platon identifie la philosophie à la dialectique
(dialegesthai = dialoguer). Selon lui, la pensée est un dialogue intérieur de l’âme avec elle-
même, dialogue qui procède par questions et réponses et qui peut, mais ne doit pas
nécessairement, s’exprimer extérieurement par la parole. Nous aurons l’occasion de préciser ce
que cela signifie par la suite. À ce stade, contentons-nous d’insister sur le fait que pour Platon,
penser signifie à la fois interroger et répondre : non pas avoir réponse à tout ni se contenter de
se poser des questions, mais aller sans cesse d’une question à sa réponse puis à une nouvelle
question, et ainsi de suite. Le but de cette démarche est de garantir la pleine déterminité de la
pensée : d’une part, s’assurer que nous savons exactement de quoi nous parlons, et qu’il en va
de même pour notre interlocuteur ; d’autre part, éviter de « sauter des étapes » dans un
raisonnement, ce qui risque toujours de susciter des glissements et des confusions. C’est
seulement de cette manière qu’une véritable pensée en commun devient possible. Les Dialogues
platoniciens sont une mise en scène de la pensée au travail, bref une représentation de la
philosophie elle-même telle qu’elle peut se déployer dans une situation concrète et par rapport
à un problème précis. Il faut ajouter que la forme dialoguée est extrêmement souple, et permet
d’intégrer d’autres formes de discours, en particulier des mythes. Nous en aurons un exemple
dans le Gorgias, dialogue vers lequel il convient à présent de nous tourner.
Comme un grand nombre de Dialogues platoniciens, le Gorgias est nommé d’après l’un
des interlocuteurs avec lesquels s’y entretient Socrate, à savoir GORGIAS DE LÉONTIUM (485-
380 ?). On rattache souvent ce personnage, qui aurait été l’auditeur d’EMPÉDOCLE
D’AGRIGENTE, au courant sophistique, mais lui-même semble avoir refusé l’appellation de
sophiste au profit de celle d’orateur. Nous verrons que la distinction entre rhétorique et
sophistique sera mentionnée dans le Gorgias, bien que Socrate la considère ultimement comme
inessentielle.
Qu’est-ce que la sophistique ? Depuis les critiques radicales de Platon et d’Aristote, ce
terme est devenu péjoratif et désigne un savoir seulement apparent et trompeur. À l’origine,
3